La preuve, ce nouvel incipit :
Au fil des incipit…
Peut-on écrire un livre « sur le théâtre » ? Mieux : un « homme de théâtre » peut-il écrire un livre « sur le théâtre qu’il a fait » ? C’est une question que pose Louis Jouvet au début d’un de ses livres qui parle de théâtre. Jouvet conclut que cela n’est pas possible. On ne doit peut-être pas même prétendre qu’un homme de théâtre soit capable de parler de son art, de retrouver les raisons, d’éclairer les motifs de son travail. Les explications données a posteriori ont, à mon avis, une valeur purement personnelle, elles se limitent bien souvent au récit d’un « événement théâtral ». Et à rien de plus, ou presque. Ainsi l’absence d’une véritable littérature sur le théâtre, due à des hommes de théâtre, vient-elle de ce qu’on ne peut pas restituer sur le papier (ni sur les bandes magnétiques ou par les moyens audiovisuels) des instants vécus dans une dimension « autre », des exigences profondes qui sont devenues souvenirs.
L’homme de théâtre ne s’exprime qu’en faisant du théâtre sur la scène (qu’il soit acteur, metteur en scène ou auteur) ; le reste lui est fondamentalement étranger parce que le travail théâtral est fondamentalement étranger à cela.
Toute théorie sur le théâtre, celle de Stanislavski ou de Brecht est donc superflue, ne sert à rien ? Ma réponse est peut-être sans pitié : elle n’est pas inutile mais elle sert peu. On ne connaîtra pas Brecht à travers les pages du Petit Organon, on ne réussira jamais à mettre en pratique la théorie d’un théâtre épico-dialectique en lisant patiemment les écrits de Brecht sur le théâtre ni à réaliser un seul effet de distanciation à travers la description théorique qu’il en donne. Seuls les exemples, les petits récits théorico-pratiques, les « scènes de rue » que Brecht nous offre si souvent nous aident à « comprendre » davantage.
Je suis toujours déconcerté quand on me pose la question : quelle est votre méthode ? quelle est votre théorie sur le théâtre ? comment concevez-vous le travail théâtral, le théâtre lui-même ? J’aurais voulu toujours répondre (et je l’ai fait parfois) que je ne peux pas, que je ne sais pas l’expliquer. Je sais seulement « faire » du théâtre, le mieux que je peux, jour après jour, pendant toute une vie.
« Non, mademoiselle, les comédiens n’ont pas de vocation. Seuls les poètes en ont une. » Pour nous, gens de théâtre, c’est la somme d’actions et de gestes répétés pendant une vie entière qui « à la fin » peut sans doute s’intituler « vocation »… je retrouve encore les mots de Jouvet !
Giorgio Strehler
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