Voici donc la pépite de Cassie, comédienne de l'option, en terminale cette année. Qu'en dire ? Rien. On est sans voix...
INSTANT(S)
Une page blanche s’étale sous mes yeux. D'un blanc immaculé et désespérant. Voilà déjà deux ans que je me dis que j'aimerais bien écrire un instant d'un an, un coup de cœur, et maintenant une pépite, mais cela fait également deux ans que je repousse l'échéance en me disant que le temps ne me manque pas. Eh bien il s'avère qu'aujourd'hui, le temps, je n'en ai plus, et ce n'est pas son absence qui va remplir les pages blanches. Donc, je m'y mets, c'est décidé, je vais écrire.Mais écrire sur quoi ? Chaque fois que je ferme les yeux et me plonge dans mes souvenirs pour saisir un moment, une seconde qui mérite d'être transmise, j'ai l'impression qu'elle glisse entre mes doigts pour être remplacée par une autre. Puis une autre. Puis une autre. Le plus dur n'est pas d'écrire, non. Les mots me sont toujours venus tout seuls. Le plus dur est de se résoudre à abandonner une infinité d'instants au profit d'un seul. D'ignorer une éternité pour n'en partager qu'un fragment. De quoi dois-je parler, alors ? Quel souvenir vaut plus que les autres ?
Le plus effrayant ? Ce bâton cassé, devant plusieurs centaines de personnes lors de la Générale, et le regard échangé avec Lisa ? Un regard qui n'a duré qu'une fraction de seconde mais qui nous a semblé s'étendre indéfiniment ; un regard qui voulait dire qu'on était deux, qu'on était ensemble, qu'on allait s'en sortir ; un regard dans lequel se reflétait plus d'un an de complicité qui trouvait son apogée dans une compréhension tacite mais parfaite l'une de l'autre ; mais surtout un regard qui voulait dire « Putain de bâton !!! ».
Dois-je parler du plus jouissif ? Du sourire et des quelques mots de Dominique me félicitant pour ma prestation ? De la perspective de trois ans qui s'est alors déployée sous mes yeux, à partir de laquelle, combattant mon vertige, j'ai pu me rendre compte que j'étais passée de cinq répliques prononcées trop vite, pas assez fort et non sans bégayer, à une scène complète, tenue du début à la fin, et qui n'avait rien dont elle devait rougir.
Ou faut-il que j'écrive sur le plus déroutant ? Sur ce moment improbable où, une fois rentrée dans les coulisses après ma scène je me suis effondrée en larmes. Sans raison. Le bâton s'était cassé, encore. Mais, cette fois-ci, totalement perturbée, ma partenaire et moi avons inventé la moitié (pour ne pas dire la totalité) des répliques, changé notre chorégraphie et fini tant bien que mal notre prestation. Pourtant, objectivement, nous nous étions plutôt bien tirées de ce mauvais pas, et je savais bien que le public n'avait probablement rien vu. Mais la fatigue, le stress, et la simple perspective du danger dans lequel nous aurions pu plonger le spectacle si nous n'avions pas eu la présence d'esprit d’enchaîner in extremis de vagues morceaux de textes ont suffi à me réduire à l'état de loque émotionnelle. Et Lisa, à côté de moi, n'avait pas mieux géré l'affaire, s'adonnant à un rire nerveux. Je nous vois encore, traversant les coulisses : moi, étouffant mes sanglots et elle, étranglant ses éclats de rire. Je me souviendrai sans doute toujours de mes poumons se contractant, de mes épaules soumises à des spasmes douloureux, des larmes brûlantes qui coulaient toutes seules, de mes mains agrippant frénétiquement ma bouche pour prévenir le moindre son s'échappant de mes lèvres. Et ça, sans véritable raison. Juste parce que, tout en sachant que je n'avais rien gâché, je ne pouvais m'empêcher d'imaginer la catastrophe que cela aurait pu être. Mais, il y a autre chose que je n'oublierai pas. Cette autre chose, c'est Léane et Barbara, juste avant leur entrée sur scène, qui se sont tournées vers moi pour me consoler et qui sont restées à mes côtés ; cette autre chose, c'est Cindy et Michelle qui ont pris en charge le verre et le camembert que je transportais, non sans répéter que tout allait bien et que ma scène avait été brillante ; cette autre chose, c'est Lisa qui s'est assise à côté de moi pour qu'on calme ensemble nos crises nerveuses avant de devoir retourner sur le plateau, face au public.
Est-ce de ces souvenirs-là, dont je dois parler, ou de tous les petits à-côté, les instants qui peuvent paraître dérisoires face aux moments sur scène, mais qui représentent réellement ce qu'est le théâtre ? Les voix profondes de Vincent et Julien lors des concentrations, les heures exténuantes à répéter inlassablement les mêmes phrases jusqu'à ce qu'elles sonnent justes, les discussions tardives sur Facebook avec Nolwenn « ˗ Tu as tes affaires pour demain ? ˗ Non, tu crois que Dom va me tuer ? ˗ C'est fort probable... », les chansons stupides chantées dans les cars, les heureux « désolée monsieur, mais je ne pourrai pas faire l'évaluation de maths de demain, j'ai une sortie théâtre » et les moins heureux « désolée les filles, je ne vais pas pouvoir venir avec vous, vous savez bien que j'ai théâtre le mercredi après-midi », les regards qu'on lance aux professeurs après les saluts et leurs sourires qui veulent dire que oui, on a bien joué, que oui, on a été bon, que oui, on a été beau. Tous ces minuscules instants qui forment véritablement l'âme de l'option théâtre du lycée Truffaut.
Je me retrouve devant ce même dilemme depuis trois ans, devant ce même document Word dont chaque pixel est exaspérant de blancheur. Je ne peux tout simplement pas me résoudre à ne développer qu'un souvenir.
Enfin si. Un seul souvenir. Celui-là. Celui de moi, assise en tailleur sur mon lit, mon PC sur les genoux, les yeux fermés, laissant chaque minute, chaque émotion, chaque impression, chaque sentiment me revenir en mémoire. Chacun me paraît magnifique et éblouissant : je me délecte de mes peurs et de mes peines, je rigole de mes moments de bravoure, je me remémore mes blancs, je chéris mes souffrances et j'accueille à bras et cœur ouverts tout ce qui a formé cette année. A la fin de cette aventure, le bon comme le mauvais me paraissent splendides, l'essentiel comme l'anodin me semblent inoubliables. Chacune de ces secondes, qui ont formé ces heures ne seront plus jamais vécues, elles appartiennent au passé. Cependant, elles m'ont tant apporté, m'ont tant changée, que je suis certaine qu'aussi loin que m’amène ma vie, quelles que soient les choses qui formeront mon avenir, j'aurai juste à m’asseoir en tailleur quelque part, à fermer les yeux, et tout se redessinera sur mes paupières.
La semaine prochaine, c'est la Dernière. La fin de cette histoire, de ce qu'aura été pour moi l'option théâtre du lycée Truffaut. Et je suis là, assise en tailleur sur mon lit, un vague sourire aux lèvres. Et la page n'est plus blanche.
Cassie, option théâtre
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